Interview - Géraldine Le Roux anthropologue

Interview – Géraldine Le Roux anthropologue

L’anthropologue Géraldine Le Roux interroge le plastique à travers sa transformation en art, notamment les ghostnets. Elle invite à plonger dans la matière pour porter un autre regard sur les polymères et en interroger l’usage.

Dans le cadre de notre initiative « Deplastify The Planet », MoHo vous propose de découvrir le portrait des 100 personnes clés qui comptent dans la lutte contre la pollution plastique. Chercheur, lobbyiste, activiste, entrepreneur, journaliste, politique,... Nous vous proposons de les rencontrer et de lire leur vision du sujet et des solutions pour éradiquer la pollution plastique. #DeplastifyThePlanet

Tu fais quoi dans la vie ?

Je suis enseignante chercheuse à l’université de Bretagne occidentale en France et chercheuse associée à la James Cook University en Australie, anthropologue et autrice d’une quarantaine d’articles scientifiques et deux ouvrages. Je suis également commissaire d’exposition, et la première curatrice à avoir présenté en France (2012) l’Art des ghostnets, des objets faits à partir de filets de pêche perdus ou abandonnés en mer. J’ai aussi participé à un projet de tour du monde à la voile avec un équipage 100% féminin dédié à la lutte contre la pollution plastique : l’eXXpédition. Enfin, je suis nouvellement lauréate d’une bourse du Conseil Européen de la Recherche pour le projet Ospapik, l’acronyme de “Ocean and Space Pollution, Artistic Practices and Indigenous Knowledges”. C’est une approche comparative des représentations et des pratiques artistiques faites avec ou sur les déchets plastiques marins et les déchets spatiaux. 

Sommes-nous (des) malades du plastique ?

Oui, pour moi c’est certain. Scientifiquement, nous connaissons bien les dangers que présente le plastique. De son “extraction” sous forme d’hydrocarbures jusqu’à sa consommation, sans parler de son éventuel et problématique recyclage. Pourtant, on constate que les États actuellement réunis pour avancer sur un traité international visant à limiter la pollution plastique font face à divers défis. Des négociations ont été lancées sous l’égide de l’ONU. Afin de mettre en place un accord international juridiquement contraignant pour réduire cette pollution. Le deuxième round s’est tenu en juin 2023 à Paris, NDLR] ont un mal fou à faire avancer le dossier. Cependant, dans la déclaration de Lanzarote publiée en 2022, 150 chercheurs du monde entier ont rappelé les études qui permettent de déterminer précisément la présence de plastiques dans le corps humain, les selles, le côlon, les poumons, le sang, mais aussi le lait maternel. Malgré cela, on ne change pas ou que trop peu. La résistance à se défaire du plastique et à prendre des engagements contraignants afin d’en réduire la production est une preuve de notre folie.

3 chiffres à avoir en tête ? 

Sur la question des déchets marins, une des premières estimations faites par Jenna Jambeck [chercheuse américaine spécialiste de la pollution plastique, NDLR] était de 2 à 8 millions de tonnes à entrer chaque année dans les milieux marins. Aujourd’hui, presque 10 ans plus tard, elles sont plus proches de 12 à 14 millions. Mais je n’aime pas trop les chiffres globaux car les situations sont très diverses selon les régions, les saisons, etc., donc je préfère les exemples concrets, “petits” mais parlants. 

Le premier chiffre qui m’a parlé quand j’ai commencé à travailler sur ces questions est celui du papier bulle. Si on mettait bout à bout la production annuelle de papier bulle, on pourrait faire 10 fois le tour de de l’Équateur

On peut aussi penser à la question des filets neufs avec des exemples concrets : parfois, des fileyeurs vont mettre 5 fois 500 mètres linéaire de filet en mer. Certains chaluts perdus peuvent peser plus d’une tonne. Lorsqu’ils deviennent des filets fantômes, il faut des grues pour les extraire, c’est compliqué. Donc un filet de pêche, on se dit que ce n’est rien, mais si on regarde à cette échelle, on se rend mieux compte. Et puis, il y a la question de la dégradation. Un filet de pêche perdu, c’est un méga-déchet qui libère des nano-particules plastiques. Il y a donc systématiquement un pan visible et un pan invisible. L’approche anthropologique et artistique permet de visibiliser ces variabilités, d’interroger nos paradoxes et ainsi de nous les rendre plus évidents.

Qu’est-ce qui ferait vraiment bouger les lignes ?

La première réponse doit être politique pour être structurelle et sortir de la seule réponse du petit geste individuel. Mais je crois aussi aux initiatives artistiques qui offrent des plongées dans un univers sensoriel. L’art amène à interroger le plastique à la fois comme objet et comme matériau. C’est au cœur de mon travail en tant qu’enseignante-chercheuse et anthropologue, penser cette notion de dégradation et de persistance du déchet. Parce qu’il permet une approche plus personnelle, l’art peut nous permettre de changer notre vision, peut-être finalement mieux que quelques discours ou campagnes de communication. Une introspection peut se faire dans la rencontre avec l’œuvre, quelque chose de plus sensible qui peut éviter les crispations et contourner les injonctions à changer, injonctions qui peuvent être mal perçues et même contre-productives. C’est la force de l’art d’amener du ludique ou de l’esthétique ; ici à quelque chose qui d’ordinaire est défini comme un déchet, sale ou anodin, et qui sous le geste de l’artiste devient merveilleux. 

Comment agis-tu dans ta vie au quotidien ? 

Je vais commencer par un chiffre : on estime que 1 000 milliards de sacs en plastique sont utilisés chaque année dans le monde, dont 100 milliards aux États-Unis. Donc j’en ai toujours un réutilisable avec moi. Il faut plus généralement apprendre à se défaire du contenant jetable, et les conseils des uns et des autres aident à adopter régulièrement de nouveaux gestes dans sa vie privée. Mais n’oublions pas pour autant que si ces petits gestes sont importants, c’est un changement structurel qu’il nous faut. 

Le premier objet du quotidien en plastique dont on peut se débarrasser ? 

Le premier objet à enlever de nos vies, bien évidemment, est la bouteille d’eau. Il faudrait qu’on ait tous des gourdes, au minimum dans les pays qui ont la chance d’avoir un système d’eau potable. Étant souvent en déplacement, j’ai plusieurs gourdes à différents endroits – dans mon bureau, mon sac de sport, mon cabas -, ce qui me permet d’éviter d’utiliser des bouteilles d’eau en plastique et des gobelets en carton. 

Un peu d’espoir ?

Je suis optimiste par rapport à la multiplication, ou plutôt au retour, des circuits courts. Dans un certain nombre de régions du monde, les gens reviennent au sac de course, au sac à baguette, etc., et c’est une bonne nouvelle. Et je vois des gens qui dupliquent les gestes inspirés par des œuvres d’art. Par exemple, j’ai rencontré un papa et son fils qui rentraient les bras chargés de filets collectés sur la plage. Ils m’ont dit avoir vu une exposition photo à Océanopolis, un des grands aquariums français, et c’était l’exposition qu’on avait montée avec nos étudiants pour promouvoir l’art des ghostnets. Donc ils avaient vu les objets au musée, puis les déchets sur une plage. Et ils ont eu envie de les collecter. Ce genre de petites choses montre que non seulement, on apprend aujourd’hui à regarder autrement les déchets plastiques et les plastiques neufs, mais aussi que cette idée de “re-garder” est importante. Nous devons changer nos modes de consommation mais aussi essayer de changer nos “modes d’être” avec les déchets plastiques. Baptiste Monsaingeon dans son ouvrage Homo detritus – Critique de la société du déchet parle de « faire monde avec les déchets ».

Un message pour les décideurs ?

Je pense que j’en ai deux. Le premier est de leur demander une régulation des produits chimiques dans l’industrie plastique. Le mot plastique est dangereux, c’est un fourre-tout qui occulte l’utilisation de différentes molécules, de résines, d’additifs et qui empêche les consommateurs de savoir ce qu’ils achètent, donc de se positionner. 

Ensuite, je pense que de nombreuses personnes sont prêtes à se défaire d’un certain nombre de plastiques inutiles, du suremballage et de nombreux plastiques jetables. Elles veulent de nouvelles solutions et il faut donc les aider à avoir un environnement sain et vivant. Il y a urgence et il ne faut surtout pas les décevoir. Voilà, si je devais m’adresser à eux, je leur dirais : ne les décevez pas. 

Et pour la jeunesse ?

Apprenez à regarder autour de vous, à comprendre de quoi est fait un objet en plastique et dans quel état de dégradation celui-ci est une fois qu’il est dans la nature. Essayez de ne pas le penser comme un déchet, mais comme quelque chose qui permet de faire de nouvelles choses. Dessinez-le, utilisez-le comme contenant, transformez-le… le déchet plastique peut être tout un monde à découvrir. Et si on le comprend mieux, alors il sera plus aisé d’apprendre à s’en défaire, sans oublier que cela peut aussi mener par la suite à des vocations professionnelles. 

Une info surprenante, sur le plastique, à nous partager ?

Une anecdote, plutôt déprimante, concerne notre “consommation plastique” lors de l’eXXpédition en voilier. Nous faisions constamment attention à ce que nous consommions, et tout ce que nous avions était peu ou pas packagé, principalement des produits naturels achetés lors des escales. Mais à deux reprises, alors que notre intention était d’être des actrices de l’étude de la pollution plastique et des ambassadrices du défi plastique, on a perdu, donc produit nous-mêmes des déchets plastiques. Une fois, un emballage s’est envolé ; une autre fois, notre drone est tombé à l’eau et nous n’avons pas réussi à le récupérer. Quelque chose se joue avec cette matière qui fait qu’une fois qu’elle existe, elle devient de fait presque ingérable

Un autre exemple : je ne peux pas m’empêcher de ramasser des fils de plastique, notamment sur la plage, donc j’en ai toujours dans les poches. Et je m’étonne chaque fois de retrouver des particules dans les poches, sur les vêtements, systématiquement. C’est aussi pour cela qu’on sensibilise les gens, notamment aux gestes de collecter et de transformer le déchet en un matériau artistique : ça amène à voir ce minuscule généré par le macro.  

Comment je peux en savoir plus ?

Je conseille le livre de Nelly Pons, Ocean Plastique – enquête sur une pollution globale (éd. Actes Sud), qui est vraiment une bonne référence pour comprendre le plastique dans son ensemble ; ainsi que la bande-dessinée Plastic Tac Tic Tac (éd. Mâtin) de l’autrice Capucine Dupuy et du dessinateur Terreur Graphique, qui montre l’ampleur de la pollution et propose des solutions. 

J’ai aussi sorti deux livres.

Le premier, Sea-Sisters – Un équipage féminin à l’épreuve de la pollution dans le Pacifique, (éd. Indigène, 2021) qui a reçu le Prix du Livre engagé pour la planète du festival du livre de Mouans-Sartoux). L’ouvrage raconte notre projet de tour du monde à la voile avec un équipage 100% féminin dédié à la lutte contre la pollution plastique. Il y a une sous-représentation des femmes dans un grand nombre de secteurs, notamment les sciences, techniques, ingénierie et mathématiques et dans le monde maritime, donc le but était de montrer qu’on peut être une grande scientifique, une ingénieure ou une skippeuse, que l’on peut porter un tel projet en étant une femme. L’autre raison qui motiva cet équipage 100% féminin est la question des polluants éternels : ces polluants organiques persistants imprègnent les corps et certaines études laissent entendre qu’ils peuvent passer de la mère au fœtus, ils ont donc un impact particulier sur le corps des femmes à étudier. 

Le deuxième livre, L’art des ghostnets – Approche anthropologique et esthétique des filets-fantômes (édité par le Museum national d’histoire naturelle, 2022, et Premier prix d’aide à l’édition du musée du quai Branly), est un ouvrage scientifique, très richement illustré, qui interroge le filet fantôme et montre les différentes formes d’attachement que l’on peut avoir à cet objet déchu. L’ouvrage est le résultat de dix ans d’enquêtes auprès de pêcheurs, de glaneurs, d’artistes et de collectionneurs d’art, en Australie, en Polynésie et en France. J’explique comment des artistes, notamment des Aborigènes et des Insulaires du détroit de Torres, transforment ce filet accidentellement perdu ou volontairement délesté en des œuvres magnifiques. 

Enfin, il y a un auteur océanien dont j’aime particulièrement le travail et qui restitue très bien la prégnance du plastique : Craig Santos Perez, un auteur chamorro de l’île de Guam et qui enseigne à l’université d’Hawaï.

Ton panthéon des personnalités incontournables du plastique ?

Je dirais Emily Penn, la fondatrice de eXXpédition, qui monte des expéditions maritimes depuis dix ans et qui a notamment travaillé avec Jenna Jambeck et Richard Thompson [scientifique marin à l’université de Plymouth, Angleterre, et inventeur du terme “microplastique”]. Ce sont pour moi deux des personnes-ressource majeures pour penser les déchets plastiques marins. 

Une autre personne serait Anita Conti, qui fut la première à alerter au début du XXe siècle sur la question de la surpêche mais aussi sur la monstruosité de ces engins de pêche. Désormais tous fabriqués en fibres synthétiques, ces filets une fois perdus dans les profondeurs marines deviennent des déchets persistants alors qu’autrefois, ceux en fibres naturelles se dégradaient in fine.

La troisième personne serait Riki Gunn, la fondatrice de Ghostnets Australia. C’est une femme, patronne de pêche, qui a été la première à alerter dans les années 90 sur la question de la multiplication des filets fantômes dans les eaux australiennes. Elle a œuvré à créer une dynamique, une alliance entre des pêcheurs, des scientifiques, des écologues, et des artistes ; et a permis de documenter le phénomène mais aussi de contribuer à, littéralement, faire sortir ces déchets de l’eau. C’est cette initiative qui est à l’origine du mouvement d’art des ghostnets.

En 2050, ce sera comment ?

On peut imaginer une succession de tsunamis comme celui qui a touché le Japon. Il a dispersé des déchets dans le cycle océanique, qu’on a retrouvés des années plus tard sur la côte ouest du Canada. À Vancouver, on peut d’ailleurs découvrir une poignante installation de l’artiste Peter Clarkson, à la fois un mémorial aux victimes du tsunami japonais et un cri d’alerte vis-à-vis de ces déchets pérennes. 2050 serait un monde qui étoufferait. Pendant des décennies, on a enfoui, relégué plus loin, toujours plus loin, aux marges de nos villes, de nos pays, un plastique qu’on a dit fantastique mais qui finalement revient toujours nous hanter sous une forme visible où invisible. L’ONU a parlé en 2017 d’ “apocalypse océanique”. Je me demande si 2050 pourrait être encore plus apocalyptique qu’aujourd’hui.

Mais on peut aussi essayer d’être positif, et imaginer des eaux partout autour du monde en bonne santé, avec plein de zooplanctons, de phytoplanctons, de poissons et des mammifères marins qui n’auraient plus besoin de venir au contact des bateaux ou des plongeurs pour se faire enlever les filets dans lesquels ils sont enchevêtrés. Et nos aliments en 2050 seraient sains car sans molécules chimiques, donc nous n’aurions plus peur de manger ni de porter la vie. 

© G. Le Roux.

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